Quand je ne pouvais plus reculer, je rentrais
[ La vie d'avant ]
Les uns ont dit "La prochaine fois ce sera chez nous d'accord ?", les autres
ont répondu "Ok mais alors la fois suivante chez nous". Ils sont
comme ça mes amis, ils se battent en riant pour donner du plaisir aux gens.
J'ai pensé, vous pouvez bien prévoir ça où vous voulez, chez les uns, chez les
autres ou nulle part, étalés dans un grand jardin ou entassés dans une
minuscule cuisine, je m'en fous pas mal du moment que je suis avec vous. On
bouffera des chips industrielles ou du gigot de sept heures, ça me sera bien
égal, du moment qu'en levant les yeux de mon assiette je croise les vôtres. Et
puis quand sonnera l'heure de se dire bonne nuit, rentre bien et roule pas trop
vite, hahaha j'déconne je sais bien que t'as pas pris la voiture pour faire
trois cent mètres, quand sonnera l'heure, je n'aurai pas peur. Pas comme avant.
Avant, quand il me fallait un peu d'ivresse pour noyer un je-ne-sais-quoi
d'amertume et tenter de rester dans le moment présent. Parfois, souvent, il
partait avant moi, la fatigue ou les enfants à coucher, un quelconque prétexte.
Moi, je restais auprès de mes amis, je profitais d’une heure de répit. Quand il
devenait évident que je ne pouvais pas reculer mon retour, j'enfilais ma
veste, distribuais des au-revoir que j'aurais préféré taire, et je passais la
porte, la tête basse, le moral pas mieux loti, le bonheur éclaté en mille
morceaux à l’idée de le retrouver à la maison. Je rentrais. C’est sur le chemin
que se faisait la transition : quelque part sur un des trottoirs du quartier,
en regardant mes pieds, ou les étoiles, je laissais à contrecœur une partie de
moi-même derrière moi, je levais la tête, fronçais les sourcils et serrais les
poings pour affronter ma vie de devant. J’aurais tant souhaité marcher à
l’envers, ces soirs-là. Si tu regardes bien, quelque part sur ces trottoirs, tu
devrais pouvoir encore trouver des morceaux de moi. Tombés entre mes deux
mondes.
Aujourd’hui, c'est fini. Lorsque je fais ce chemin, c’est une jolie solitude
qui m’attend. Douce parce que salutaire parce que choisie. Aujourd'hui, mes
poings ne se serrent plus et les étoiles, c'est pour toujours, et si je
regarde mes pieds c'est juste pour éviter les flaques.

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